Domaine Daumas Gassac

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Se cramponner à son héritage

La famille Guibert écrit à Aniane depuis quatre décennies les plus belles feuilles vigneronnes d’une dynastie qui honore la réputa-tion de notre région à travers le monde. Quatre des cinq frères de la deuxième génération reprennent le flambeau, avec brio. Pour preuve, l’intégralité des deux dernières cuvées viennent d’être vendues, avant même d’avoir été embouteillées. 

Du rosé pétillant dégusté dans une chaussure à crampons. La scène, cocasse, est immortalisée par une vidéo où l’on voit Roman Guibert, une bouteille de rosé Frizant (Daumas Gassac) à la main, dans les vestiaires du stade de l’équipe de rugby de Montpel-lier. Le match, ou plutôt, la victoire contre Toulouse vient de s’achever à Yves du Manoir. Les vaillants guerriers, fatigués mais heureux, se livrent à une tradition qui veut que, une nouvelle recrue savoure dans une chaussure portée pendant la rencontre, un nectar apprécié de tous. Daumas Gassac est celui-là. Comme un symbole. 

Forts de quatre décennies de partage, les vins du mas Daumas Gassac figurent dans le paysage viticole régional, français, voire mondial, comme une évidence. Depuis ses 200 hectares de Garrigue à Aniane, qui abritent 50 hectares de vignes soigneusement sélectionnées, la propriété de la famille Guibert dépasse les portes du Larzac et s’invite aux plus belles tables. A Montpellier bien sûr, mais aussi au 50 rue de la Plage, à Lyon, ou encore au 11 quai de Conti, à Paris. Paul Bocuse et Guy Savoie ne l’ont jamais oubliée. Comme eux, les milliers de clients fidèles vénè-rent encore le mas en 2017. Qui peut se targuer aujourd’hui, en Occitanie, de (pré-)vendre ses deux dernières cuvées (rouge 2015 et blanc 2016), en moins de deux mois, avant même que ces 165 000 bouteilles n’aient été embouteillées ? Roman Guibert, ses trois frères, Samuel, Gaël et Basile, et leurs 35 employés y sont parvenus.

QUATRE FRERES
« Ce fonctionnement familial, explique Roman Guibert, permet des résultats que mon père, seul, ne pouvait pas se permettre d’atteindre. » Si deux des quatre frères travaillent à l’étranger, aux États-Unis et en Asie, tous se retrouvent en période de produc-tion. « C’est impossible autrement ! Il y a trois mois dans l’année où il faut être présent pour élaborer le nouveau millésime. Cela demande évidemment de ressentir les choses. Ici, ça ne se fait pas de manière mécanique ou mathématique. Non, ici, c’est artis-tique, tout est de l’ordre du ressenti. Nous essayons de nous mettre en retrait pour mettre en avant la signature de l’année. Le rôle de l’être humain est d’accompagner plutôt que de diriger. » La force de la fratrie Guibert ? « Se focaliser sur un seul objectif, qui est ce travail de finesse et d’élégance, et non une démonstration de force de surpuissance. Nous avons un vin aérien, jamais at-teint de sur-maturité. Heureusement, avec mes frères, nous partageons totalement ce goût, cet équilibre, qui est le vin qui se rap-proche le plus des vins septentrionaux de la vallée du Rhône Nord, où l’on n’est pas sur une démonstration de concentration. » De la concentration, il en aura tout de même fallu à ces quatre fils, pour reprendre au mieux l’immense héritage laissé par leur père. Aimé Guibert, considéré comme l’exemple du renouveau de la viticulture languedocienne, s’est éteint en mai 2016, à l’âge de 91 ans.

Pionnier en Languedoc
« Mes parents, à travers la création de Daumas Gassac, à travers l’énergie qu’ils ont eu à arpenter la France entière pour y trouver les meilleurs pieds de vignes, ont ouvert une brèche. Cette brèche, aujourd’hui est une belle route. Ils ont montré qu’en Languedoc il était possible de faire du bon vin. » Tout démarre au début des années 70. Aimé Guibert, protestant, bourgeois aveyronnais et visionnaire, était gantier à Millau. Parce qu’il rêvait d’un potager, le patriarche achète avec sa femme le Daumas, qui n’est autre qu’un moulin à l’abandon. Au milieu coule le Gassac. Désormais, le mas s’appellera Daumas Gassac. Dans la foulée, il sollicite un ami aveyronnais, Henri Enjalbert, professeur de géologie à la faculté de Bordeaux. Ce dernier étudie les sols et déclare que ce terroir s’apparente à ceux de Bourgogne. Le micro-climat froid du Larzac vient s’engouffrer dans ce plateau, où les températures peuvent descendre de 10° en dessous des normales saisonnières en plein mois de juillet. En 1972, des pieds de cabernet sauvignon non clonés sont d’abord plantés. La signature aromatique, composée de thym et de romarin, s’avère unique. Il faudra attendre 1978, et l’arrivée du père spirituel du domaine Émile Penaud, pour voir naître le premier millésime. Conseiller à châ-teau Margaux, c’est lui qui a eu l’idée d’un vin millésimé, où il faut être dans l’observation de l’année pour comprendre ce qu’il va se passer. Le succès du rouge est au rendez-vous, le domaine est même comparé en 1982 par le Gault-Millau à un Château Lafite. D’un autre côté, le blanc imaginé à base de quatre cépages d’origine de régions différentes (chardonnay de Bourgogne, petit manseng des Pyrénées, viognier de Con-drieux du Rhône de chez Georges Vernet, et chenin blanc du domaine de Loire). Il en a fait un best seller avec 60 000 bouteilles écoulées d’entrée. En 1992, le Moulin de Gassac, à Villeveyrac, voit le jour. Grâce à la confiance que la famille Guibert donne à la cave coopérative de Pinet, dont le directeur n’est autre que le président des œnologues de France, ce vin est élu « meilleur vin du monde », dans sa catégorie.

Une cuvée d’exception
Cette année, le mas Daumas Gassac célébrera, en petit comité, ses 40e vendanges. A sa mise en bouteille en 2019, une « grosse fête » sera prévue. D’ici là, les joueurs du Montpellier Hérault rugby club continueront de venir déguster ses vins, lors de barbecues privés. 

D’ici là, 10 000 visiteurs par an seront, encore, reçus comme des princes chaque jours de l’année. Le travail de nuit, tôt le matin et à cheval seront privilégiés. Les vendanges à la main toujours respectées. Les produits chimiques jamais utilisés. Au printemps 2018, la cuvée d’exception « Emile Penaud », en rouge 100 % cabernet sauvignon, sera vendue uniquement aux bons clients du mas. « Ceux qui n’ont pas de Daumas Gassac dans leur cave ne pourront pas en acheter. Ce sera un vin Collector. »

Les 2 000 bouteilles du dernier millésime de cette cuvée, en 2015, s’étaient vendues à plus de 200 euros la bouteille. Un bon vin ? « C’est un vin qui est bu avec les bonnes personnes », répond Roman Guibert. « Le moment est presque aussi important que le vin. Un grand vin, un grand moment. » Cet été, lors de la troisième semaine de juillet, Roman Guibert présidera encore une fois le festival des vins d’Aniane. Une occasion de participer à des repas avec les grands chefs locaux et déguster, bien sûr, du Daumas Gassac. Le port des chaussures à crampon n’est pas obligatoire.

Aurélien Lalanne